Vastes Solitudes, Franck Aria

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Présentation

Oko, jeune guinéen décide de passer la journée dans la jungle pour fuir la chaleur étouffante de la ville. En chemin, il rencontre un crocodile solidement attaché qui le supplie de le remettre à la rivière en pleurant.



Tous deux s’aiment de nier la mort, et l’amour ne les a pas rendu aveugles. Ils ressuscitent chaque jour et leur projet est le bonheur, ce mot d’après jouissance qui n’est su que lorsqu’il se vit.

L’amour comme salut? Sans rancœur ni aigreur? Sans aucun sentimentalisme? Le paradis, là, maintenant? Oui.





Extrait de Vastes Solitudes (Chapitre 1)

 

Alvia m’aide à être qui je suis et je crois l’aider à être ce qu’elle est. Du reste, la vraie rencontre est celle qui nous instruit de qui nous sommes. Depuis la nôtre, qui ne cesse de l’être, Alvia et moi vivons d’accords relatifs et inconciliables. Hormis l’essentiel – soit l’art, l’amour et la liberté –, rien ne lie mieux nos deux natures que la frontière nous séparant. Chacun est en définitive l’étranger de fond que l’autre désire connaître sans pour autant vouloir lui ressembler. Et comme chacun de nous se trouve sans jamais se chercher, nous allons librement à travers la vie selon les résonances d’un Temps par nous-mêmes inventé. D’autres voudraient nous imposer leur programme d’adultes sérieux, normaux, moraux, militants. Comme si nos vies pouvaient différer de leurs natures profondes. Comme si nos vies clandestines ne répondaient à aucune nécessité biologique.

Peut-être sommes-nous tous deux les voyageurs précoces d’une ère à venir, porteurs d’une bonne nouvelle que ce triste siècle ne veut ni entendre ni recevoir. Peut-être sommes-nous illicites à ne pas être martyrs des souffrances qu’il voudrait nous imposer. Peut-être sommes-nous tout simplement complices d’un crime commis sur nous-mêmes et dont on voudrait nous rendre coupables, alors qu’il est la preuve et la conséquence de notre innocence.

Oui, je l’avoue, je jouis du laboratoire de langue qu’est mon corps, ce don de naissance et de perpétuelle renaissance, ce fragile bric-à-brac d’organes doué de parole. Mon ailleurs est en lui, il est mon ailleurs. L’exil intérieur est devenu son monde car je le vide chaque jour de la société. Hygiène de l’esprit, éthique du corps. Il entre en lui pour s’entendre parler dans sa propre langue. Sinon il ne saisit pas bien la raison, cette commune conviction censée expliquer pourquoi il se tient, là, sur cette planète en perdition perdue au milieu d’un univers en expansion, lequel pourrait bien un jour revenir à son état initial d’avant le légendaire big bang. Mon corps est vaste et généreux, il offre hospitalité à ma constellation de solitudes qui gravitent autour du moi solaire sans jamais le rencontrer vraiment, ou si peu.

Ma solitude n’est jamais mélancolique, je ne la souffre pas. Je dirais même qu’elle me désire. Je suis seul pour elle, pour moi, pour rien. Les mots peuplent mon crâne quand se parlent mes solitudes. Mon corps s’allège, je ressuscite en oiseau pensant et ma joie imprégnée de leurs chants s’élève jusqu’au comble de la désinvolture. Une fois sur mon divin nuage, l’émerveillement soudain m’éblouit. Sa lame perce mon corps pour le révéler à sa propre existence, alors je souris au bonheur d’être qui je suis.

Je pense sincèrement que le monde n’existe que dans l’exacte mesure où je peux le métamorphoser en mots. Pour connaître son véritable goût, je cuisine cette fricassée verbale sur une feuille chauffée à blanc, tout en l’épiçant de pensées savoureuses et piquantes dont le chant d’amour expulse celui des haines. Seuls m’interpellent ces instants éternels, qui ouvrent le temps sur le Temps et où je m’engouffre d’une ardeur enjouée chaque fois renouvelée. Ceux dont je me délecte avec gourmandise sont de nature à me faire sortir de l’hypnose dominante. Ces éclats de Temps se révèlent par leur densité, leurs qualités, leurs vérités – à l’instar de ceux vécus lors d’une vraie rencontre – et dont la particularité est justement d’atomiser la vulgarité du temps social, au point de se demander si ce dernier existe vraiment ou s’il ne s’agit pas, au mieux, d’un temps mort. Quant au temps qui passe, rien ne peut soutenir qu’il soit réellement du temps vécu.