Tsehay, Annelyse Favre-Pellaud

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Annelyse Favre-Pellaud, infirmière, désirait « participer à une mission humanitaire et découvrir de nouveaux horizons et une nouvelle culture… » L’Ethiopie, « pays des visages brûlés », pays de contrastes, partagée entre la richesse d’une faune et d’une flore variées, d’une majestueuse et apaisante nature, et la pauvreté d’une population aux prises avec la malnutrition, les maladies et l’illettrisme.

Son livre, « Tsehay », est une vraie mine de renseignements sur un territoire surprenant de notre planète. Tant de choses à apprendre, tant de lieux à découvrir, tant de coutumes à comprendre…

L’auteure nous raconte avec force détails les maisons, les rues, les hôpitaux, mais aussi les saveurs, les bruits, les odeurs, les paysages, et enfin, le climat, l’ambiance, les gens, ces hommes et ces femmes qui nous ressemblent si peu et sont si proches, pourtant… Si nous pouvions lire les yeux fermés, nous y serions. Mais ce n’est pas tout. Dans son récit, Annelyse Favre-Pellaud y ajoute une belle part de respect, d’admiration et d’émotion. Le voyageur ou l’aventurier qui se laisse prendre par la main sera, à coup sûr, enchanté.

 

Extrait page 130 – Patience
Attendre. Attendre le lever du soleil. Attendre le bus, attendre le départ des taxis collectifs, attendre dans les embouteillages. Attendre une place au café Internet, puis une éventuelle connexion. Attendre le repas du soir, la préparation du pique-nique chaque matin, les serveurs dans les buna bet, attendre son tour. Attendre les personnes avec qui on a rendez-vous. Regarder sa montre, puis ne plus la regarder du tout. Attendre. S’imprégner de cette culture, en percer le mystère. Se fondre parmi ces silhouettes qui s’affairent dès l’aube, telles des abeilles en quête de pollen. Prendre leur courage en exemple. Admirer la persévérance des enfants, armée de travailleurs des rues. Ils n’ont pas d’autre choix, chaque bras compte pour espérer obtenir quelque chose à manger. Se sentir dans l’impossibilité d’améliorer leur quotidien. Lutter contre la résignation. Supporter les yeux vides des bébés dans le dos de leurs jeunes mères. Accepter ce qui est et qu’on ne peut changer. Se dire qu’on a de la chance d’être né autre part. Un abîme nous sépare. Renoncer à nos habitudes de posséder, d’entasser. Se souvenir que le bonheur se trouve ailleurs, dans l’immatériel. Avoir foi en l’humanité.
Recension: Marylène Rittiner

 

 


 

Extrait extrait pages 240-242
L’homme qui murmurait à l’oreille des hyènes


La légende raconte que les forgerons se transformeraient en hyènes une fois la nuit venue. Selon un proverbe amharique, les hyènes boitent avant de mordre. Ces carnassiers boiteraient depuis le jour où Sheikh Abadir planta son cure-dents dans l’une des cuisses de l’animal. La tradition dit aussi que l’on peut être débarrassé des djinns en effleurant une hyène, qui les absorbe aussitôt. Yusuf nous explique avec conviction qu’on peut trouver des griffes de djinn dans leurs vomissures.

Le tuk-tuk déglingué traverse la ville en évitant les encombrements habituels. La ville peu éclairée et ses ombres flottantes prennent des airs inquiétants. Le moteur tousse et s’essouffle. Le chauffeur nous dépose près de la porte Argo Beri. Il éteint les phares et, dans la pénombre, nous apercevons Yusuf, assis sur une pierre, préparant les morceaux d’os et de lambeaux de viande qu’il dépose dans un panier d’osier. L’atmosphère est étrange, le silence pesant. Nous chuchotons. Je sursaute. Une ombre furtive me frôle. Je les aperçois enfin. J’en compte une dizaine, tachetées de noir sur un pelage beige cannelle, plus foncé au niveau du museau et sur les pattes. Elles nous encerclent, rôdent, approchent, s’aplatissent, reculent, se rapprochent à nouveau, pour bondir furtivement en arrière.

Elles pèsent environ quatre-vingts kilogrammes et leur mâchoire avoisine une puissance de 3000 kilogrammes au centimètre carré (quinze kilogrammes chez l’homme, pour comparaison). C’est le seul carnivore capable de broyer un fémur d’éléphant. Inutile de dire que j’espère qu’elles ne choisiront pas le mien. Farouches, elles se déplacent sur du velours, sans bruit aucun. Elles sont organisées en société matriarcale. La femelle dominante vient d’abord se servir, les autres suivront. Quelques-unes, couchées, observent la scène d’un peu plus loin. L’une d’elles renifle l’herbe sur la droite, les oreilles aux aguets. Leurs yeux réfléchissent la lumière de nos lampes de poche et forment des billes de feu dans la nuit. Je les trouve finalement beaucoup plus jolies que Shenzi, Banzaï et Ed, dans le dessin animé Le Roi lion de Walt Disney, où elles symbolisent le mal. Animal laid, repoussant et mal aimé. Mauvaise réputation justifiée : quand elles ne trouvent pas de carcasses pour calmer leur faim, elles attaquent des animaux parfois beaucoup plus grands qu’elles, et n’attendent pas que leurs proies soient passées de vie à trépas pour les dévorer.

Yusuf agite un morceau de viande au bout de sa main. Il le lance derrière lui. Les hyènes s’en saisissent « en riant ». Leur ricanement caractéristique signifie qu’elles ont trouvé de la nourriture. A la fois drôle et terrifiant. Il tranche la nuit. Je frissonne. Puis, Yusuf pique un lambeau de viande au bout d’un court bâton et le place entre ses dents. Il se met debout. L’animal prend appui sur ses pattes arrières, se lève, saute, engloutit sa part et détale. Son museau s’approche de si près que Yusuf doit le sentir. Il nous explique qu’elles aiment la viande d’âne, mais qu’elles ne boudent pas un peu de dromadaire. Il ajoute qu’on ne verra nulle part de bête morte, parce qu’il existe des cimetières pour hyènes comme pour les éléphants. Puis il demande si quelqu’un veut les nourrir. Seules quelques personnes assistent au repas. Une occasion comme celle-là ne risque pas de se représenter. Je la saisis, malgré mon appréhension. Yusuf me demande de me pencher en avant, les bras tendus, mains posées sur le sol. Il va faire monter une hyène sur mon dos. Il me rend attentive à bien prendre appui pour résister à son poids et conserver mon équilibre. Il agite la viande au-dessus de ma tête et siffle. Je n’ose pas me retourner. Je n'entends pas la bête approcher et elle me surprend en posant ses pattes lourdement sur mon dos. Je sens son haleine pestilentielle. En même temps, une autre s’avance lentement, plonge ses yeux dans les miens. Je ne bouge pas. Mon dos s’allège. Elles disparaissent aussi silencieuses qu’elles sont arrivées. Elles auraient pu ne faire de moi qu’une bouchée. Un peu plus tard, je leur tends la viande au bout d’un petit bâton. Je suis surprise de la délicatesse avec laquelle elles décrochent la nourriture, comme le ferait un invité dégustant son plat préféré. Nous quittons cet endroit qui respire le mystère et la magie, avec le sentiment d’avoir peut-être rêvé.

 



Djinn
Terme arabe, de la racine janna signifiant « être obscur », les djinns (al – djinn) sont créés d’un feu sans fumée (nâr 15-27), alors que les anges sont des êtres purs créés de lumière (nûr). L’islam admet l’existence de djinns, mentionnés trente et une fois dans le Coran. Créatures vivant dans un monde contigu à celui des hommes, les uns (appelés rawwâhîn) se sont convertis en écoutant l’Envoyé de Dieu réciter le Coran, les autres sont les fidèles troupes de Satan (shayâtin). La croyance aux djinns est commune aux trois religions monothéistes (Le Noble Coran – Nouvelle traduction du sens des versets, Mohammed Chiadmi – éd. Tawhid, 2011, Glossaire p.681).

 



Tuk-tuk
Tricycle motorisé très répandu en Asie et dans les pays du Sud, servant généralement de taxi.


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