Trois respirations, Claude Darbellay

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Première respiration

 



Ma première respiration est à Vienne avec un chanteur d’opéra. Un 31 décembre. Il vient de rompre avec sa femme. Ils conjuguaient les verbes au conditionnel passé, « tu aurais pu, si nous avions… », le temps de la défaite.

Il décide de passer ce 31 paisiblement chez lui, n’invite que quelques amis. Comme il n’a pas envie de préparer le repas, il a tout commandé chez un traiteur. Les plateaux sont sur la table, les bouteilles alignées derrière les verres. Il en a débouché une, boit à petites gorgées en faisant tourner le vin dans la bouche.

 

Il se relaxe dans un fauteuil, se réjouit d’accueillir les premiers invités. On sonne. Il pose son verre, se lève, va ouvrir. Devant lui, un couple qu’il ne connaît pas. L’homme donne le nom d’un de ceux qu’il attend, explique qu’ils ne savaient où aller, celui qui était attendu avait donné l’adresse du chanteur, dit qu’ils se retrouveraient là. Deux de plus ou de moins….

Il les fait entrer malgré son désir de passer cette soirée exclusivement entre amis. La scène se répète. Il se retrouve en compagnie d’une douzaine d’inconnus qui piochent allégrement dans les plats, débouchent les bouteilles, trinquent à leur rencontre fortuite. De ses amis, nulle trace. Trois ont appelé pour s’excuser, les autres, rien. Peut-être ont-ils simplement oublié son invitation ou la perspective de passer une fête « tranquille » entre amis ne les enchantait guère. Ils ont repoussé le moment d’appeler, ne trouvant pas les mots, puis… deux de plus ou de moins

Peu avant minuit, il en a assez. Il met son manteau, laisse là ces inconnus qui ont allumé la télé, dansent et rient en attendant le signal du présentateur de s’embrasser pour la nouvelle année.

Il neige dans les rues de Vienne presque désertes. Ils font tous la fête au chaud. Même les esseulés ont des lieux aménagés par des volontaires pour qu’ils puissent être seuls à plusieurs.

Il marche au hasard, la neige crisse sous ses pas, la peau des joues est plaquée sur les os par le froid. Il est envahi par un étrange sentiment. Sentiment qu’il n’a pas éprouvé depuis très longtemps. Il est libre. Rien ne le retient ici. Il respire, marche jusqu’à l’aube dans les rues de Vienne qui se remplissent peu à peu.


 

 

 

Deuxième respiration

 


Ma deuxième respiration est à Berne. Avant, dans le compartiment du train qui est parti de Neuchâtel, j’ouvre et ferme la bouche comme un poisson hors de l’eau, lutte pour retrouver mon souffle, terrassé par une crise d’asthme. Je tente d’aspirer une bouffée d’oxygène, sans force, de plus en plus à l’étroit, prisonnier, me persuade que je dois me calmer, respirer régulièrement, mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine que je ne parviens plus à soulever, une sueur froide m’enserre les tempes, des points noirs dansent devant mes yeux, je cille pour les écarter mais ils intensifient leur sarabande, je suis incapable du moindre geste, lutte juste pour ne pas m’évanouir et cette douleur qui s’amplifie, me déchire

Le train s’immobilise en gare. Je me lève, longe le couloir en m’appuyant contre la fenêtre, m’arrête tous les trois pas, descends les marches en me cramponnant à la rampe, remonte le quai en tanguant, les jambes flageolantes, réussis sans trop comprendre comment à mettre un pied devant l’autre. Des voyageurs suivent ma démarche hésitante d’un regard désapprobateur, encore un poivrot ou pire, je m’arrête souvent, sais que je suis blême, j’ai peur de m’écrouler sur le quai.

Je parviens enfin, au prix d’un effort héroïque, devant le comptoir de la pharmacie, je veux dire « Ventolin », ce tube miracle qui, d’une pression, me décollera les poumons, me sauvera de la noyade, aucun son ne sort de ma bouche, je me cramponne au comptoir devant la vendeuse qui toise ce gêneur dont la sueur perle au front, j’essaye à nouveau d’articuler le mot, ma voix est blanche, j’ai la tête dans du coton, les bruits me parviennent feutrés, tout s’éloigne.

Je saisis le stylo dans la poche intérieure de mon veston, prend un morceau de papier, écrit en majuscules VENTOLIN, ajoute, s’il vous plaît, tend le papier à la vendeuse. Elle le lit, je vais être sauvé, elle hoche la tête, « nein, unmöglich », repose le papier sur le comptoir, se désintéresse de moi, se tourne vers un autre client. Je l’arrête d’un geste, reprends le bout de papier, écrit, d’une main tremblante, « ich kann nicht mehr athmen », la sueur coule le long de mes tempes, me glace, je vais m’effondrer, espère que l’allemand l’amadouera, les clients de la pharmacie me dévisagent, regardent la vendeuse qui disparaît dans l’arrière boutique, revient, après un temps interminable, avec sa cheffe, me désigne du doigt en parlant très vite, la cheffe me tend une boîte de Ventolin ajoutant que c’est exceptionnel, d’habitude on ne la donne que sur ordonnance.

Je tremble si fort que je ne parviens pas à ouvrir cette boîte. La cheffe me la reprend des mains, l’ouvre pour moi, me tend le tube. J’ouvre la bouche, place l’embout, presse sur la pompe, aspire, bloque la respiration, compte, exhale lentement, répète l’opération. Mes poumons se décollent, l’air circule, le sang afflue à mon visage, les points noirs rétrécissent, sortent de mon champ de vision, la douleur qui me vrillait la poitrine s’estompe. Je réussis à murmurer « danke » à la cheffe qui me répond par le prix du médicament. Mais ça ne fait rien, je respire…

 

 

 

 

 

Troisième respiration

 

 


Ma troisième respiration est au bord du lac de Neuchâtel, à la Pointe du Grin, les vignes dans le dos. Ça tombe bien. Insecte parasite de la vigne, l’écrivain, Bromius obscurus pour les scientifiques, est un coléoptère de cinq millimètres de long qui fait, dans la feuille, des perforations ressemblant à des graffitis. D’où son nom vulgaire. Nous sommes donc en bonne compagnie.

Je m’assois sur la plage, face au lac, prends un galet, le roule dans la paume jusqu’à ce qu’il trouve le creux pour accueillir sa rondeur si lisse. A moins que ce ne soit la paume qui s’arrondisse à cette présence du temps. Chahuté, bousculé par l’eau, poussé, renversé par ses plus ou moins semblables, le galet va, lentement, inexorablement, vers sa disparition. Je le serre plus fort. Respire…

 

 

 

 

 

 

Texte lu au théâtre ABC à La Chaux-de-Fonds, 6 septembre 2008, lors d’une fin de semaine dédiée aux bonheurs. - Claude Darbellay