Le Fil de Soie, Sylvie Blondel

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Résumé

 

 

Chaque nouvelle de ce recueil est inspirée par une rencontre qui tisse une correspondance intime entre les êtres. Le hasard ? En tout cas le parcours de la vie en est bouleversé. Périple extérieur et voyage intérieur. Partir et revenir, mourir et renaître, autant de tourniquets qui obligent à choisir entre rester prisonnier du passé ou se relever et continuer le chemin.


Les paysages, les personnages, les rêves sont autant de fragments de miroirs qui interrogent la notion d’identité.

Le premier récit est inspiré par le drame de l’Argentine sous la dictature, puis l’on se rend en Grèce : des rencontres amoureuses et des rencontres maléfiques inspirées par l’esprit du lieu.
 

 

 

 

Extrait incipit de la nouvelle "Fil de Soie"



 

« Aujourd’hui, le vent s’est levé. Les petits matins sont frais à l’arrière saison. Quelques promeneurs s’aventurent jusqu’ici, mais pas avant midi. Les touristes préfèrent la plage de sable, près du port. Les restaurants et les boutiques.

Ma maison se situe face à une étendue bosselée et n’est accessible en voiture que par une piste défoncée après les intempéries. C’est pourtant cet endroit que j’ai choisi, face à l’océan. J’ai toujours habité près de l’eau. Avant, ce fut la villa entourée d’un grand jardin. J’ai attendu que l’enfant soit grand, qu’il soit parti vers la capitale pour ses études, et je suis venue ici. J’ai fait un feu, je suis restée.

On ne sait pas si les maisons du voisinage sont habitées ou abandonnées. Ceux qui y vivent se cachent : des immigrés clandestins venus d’Afrique. Je les regarde passer, craintifs, tremblants de froid dans leurs survêtements. Après quelques jours, ils partent à la recherche de travail et sont remplacés par d’autres qui leur ressemblent : les mêmes yeux brillants, le corps amaigri par une terrible traversée sur des embarcations de fortune, pour ceux du moins qui ne se sont pas noyés en route. Nul ne sait combien.

Depuis la terrasse, je vois la mer à quelques dizaines de mètres. C’est une retraite parfaite. Tout ce que je voulais, c’était partir pour un temps, quitter les balises, les lignes blanches, me désencombrer. Avoir tout le temps.

Ma nouvelle vie couvait silencieusement depuis le départ de C. Pour ceux qui m’ont connue, la fêlure était imperceptible. Et un jour, j’ai laissé à mon mari, écrits au feutre rouge sur le miroir de la salle de bain, trois ou quatre mots d’adieu. Il y a longtemps qu’il ne me voyait plus. Je ne pense pas que mon message l’ait affligé. Il ne m’a jamais pardonné ma brève rencontre avec C. Mon départ lui a permis de refaire sa vie, comme on dit.

Et moi ? Oh moi, je lis, je rêve, je me promène.

Le plus souvent je contemple la mer et ses lames comme un jeu de cartes qui s’ouvre sur l’infini. Je suis moins seule maintenant en ma propre compagnie qu’avec les gens qui peuplaient mon ancienne vie. Les réceptions. Les ouvriers de l’usine que dirigeait mon mari. Mon enfant. Oui, même mon enfant. Tout petit déjà, il était très indépendant. Il a passé à travers moi, je doutais parfois que c’était moi qui l’avais fait !

Je ne sais pas si je suis bonne encore à quelque chose : regarder passer les bateaux à voile, les paquebots, les oiseaux et sentir les humeurs du vent. Mes occupations !

Les crêtes d’or et d’argent s’écroulent sur la rive. L’écume est chargée de bois mort et de bouteilles vides. Jour après jour, je nettoie la plage de ses détritus. Je vais au village faire mes achats, je fais frire une dorade ou des sardines, et puis j’écris. Le cahier noir bordé de rouge est fermé sur mes genoux. Rien ne demande plus à se traduire en mots. Tout est là.

Vers le soir, je vis approcher un homme… »



"Le Fil de soie", recueil de Nouvelles, Sylvie Blondel, éditions de l’Aire 2010