La fenêtre aux alouettes , Catherine Gaillard-Sarron

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Recueil de nouvelles : La fenêtre aux alouettes

 

 

« Quatrième de couverture : « Catherine Gaillard-Sarron excelle dans la nouvelle. Mais elle ne fait pas dans la dentelle et a plutôt l'étoffe d'une dramaturge, ses personnages de passion entraînant le lecteur dans les psychodrames les plus poussés. C'est que notre auteure a de l'imagination à revendre et une truculence naturelle du verbe. C'est une romantique moderne, par certains côtés un nouveau Rabelais. Il y a chez Catherine Gaillard-Sarron un désir constant d'aller le plus loin possible dans l'âme humaine et l'on est conquis dès les premières lignes et jusqu'au dénouement, toujours tellement imprévisible !

 

"Ces nouvelles sont aussi la peinture de notre monde souvent cruel. Notre nouvelliste est un peu le chantre de ce vingt-et-unième siècle (scènes conjugales et leur dénouement, terribles secrets, épouvantables retournements de situation, déceptions amères, heureux miracles, accidents mortels, luxure, humour noir, viols, passion des jeux, meurtres et sauvetages, dénouements inattendus, suicides, vengeances, et j'en passe...) En tout cas l'œuvre est forte, crue et magistrale. " Jacqueline Thévoz

 

 

 

Le feu de la haine

 

 

Macha s’appuya un instant contre le vieux mayen familial noirci par les ans et les intempéries. La journée avait été belle et chaude, les poutres, gorgées de soleil, lui rendaient en ces heures vespérales un peu de cette chaleur que nul ne lui dispensait. Elle répugnait à quitter cette douce tiédeur qui lui réchauffait les reins, si ce n’était le cœur, pour rejoindre le père qui croupissait à l’étage. Elle allait avoir quarante ans et son travail de domestique, en plaine, lui paraissait toujours plus pénible. Macha se sentait déjà vieille et usée. Certes, elle n’avait plus vingt ans, mais, en avait-elle jamais eu vingt, ni quinze, ni même dix…

Son regard se fit plus sombre, plus sauvage, se noyant dans le spectacle magnifique des Dents du Midi rougeoyant dans le couchant. Cette contemplation l’apaisa, tout comme le silence qui l’environnait. Seules la beauté et la majesté des montagnes la consolaient de sa misérable existence, offrant à son âme simple un réconfort et une paix que personne ne lui avait prodigués. Macha frissonna sous la caresse du vent. Un aigle traversa le ciel. Son cri l’atteignit soudain en plein cœur. Elle leva les yeux vers lui. L’envia. Elle aspirait tant à la liberté. Quand serait-elle libre ? Quand pourrait-elle voler de ses propres ailes ? Se détacher de son passé et s’envoler, comme lui, au-dessus de ses montagnes de problèmes…

Macha regarda du côté de l’entrée, hésitante. La veille, elle s’était encore exténuée en récriminations contre le vieux. Elle n’en pouvait plus. Mais elle savait qu’elle recommencerait ce soir et demain et tant qu’il respirerait puisque c’était pour elle le seul moyen qu’elle avait de lui manifester son dégoût et sa haine. Macha détestait son père. Cet être fruste et brutal, sans compassion. Tout en lui l’écœurait : son odeur, sa peau sèche et fripée, ses yeux vicieux, sa bouche puante et ses mains… ses mains crochues aux longs doigts osseux, aux ongles sales et jaunis par la nicotine. Ses serres qui l’agrippaient quand elle se penchait sur lui pour refaire le lit ou le laver. Elle abominait ses mains. Des battoirs ignobles, haïssables, qui avaient battu sa mère et l’avaient étranglée… sans jamais l’étreindre.

La mère était morte et le père n’avait pas cherché d’autre femme.

Elle venait d’avoir dix ans. Il était venu dans sa chambre un soir. Sans se préoccuper de sa peur et de ses cris, il s’était glissé, tel un monstre, dans son lit d’enfant. Et il était revenu et revenu jusqu’au jour où elle avait eu ses menstrues. Une délivrance. La peur de la mettre enceinte l’avait libérée de son calvaire.

Pourquoi venait-elle l’aider ? Pourquoi, malgré ce qu’il lui avait fait endurer, ne l’abandonnait-elle pas à sa solitude ?

Qu’attendait-elle ? Qu’espérait-elle ?

Conditionnée à la servitude, prisonnière d’habitudes et de schémas mentaux dont elle ne possédait pas la clé, Macha, résignée, poussa la porte d’entrée.
— C’est toi ? grogna le père d’un ton rogue. La voix était rauque, abîmée par l’alcool et la fumée. Elle répondit d’un oui sec et dur. À présent qu’il était vulnérable, elle trouvait un certain plaisir à le rudoyer, à l’humilier. Cela la soulageait. Libérait un peu cette souffrance indicible qu’elle cachait dans son cœur.

Macha n’était pas sadique. Elle souffrait.

Elle se dirigea vers le lit et attrapa sur la table de nuit le pistolet où stagnait une urine foncée. L’odeur était si forte qu’elle eut un haut-le-cœur. Il ricana, découvrant quelques chicots jaunis sur des gencives presque noires. Une vague de dégoût et d’impuissance mêlés la submergea. Pourquoi se soumettait-elle à ce vieillard obscène et lubrique ? Ce satyre tyrannique et despotique qui la traitait moins que ses fèces qu’elle vidait tous les jours ; ce seigneur et maître qui, en dépit de son impotence, exerçait, encore et toujours par-delà les ans, son pouvoir maléfique sur elle, Macha, sa fille ! son unique sujet.

Macha remâchait son malheur sans comprendre, comme les vaches ruminaient l’herbe sur l’alpage, machinalement, instinctivement, sans conscience de la boucherie qui les attendait.

Lorsqu’elle revint au bout d’un moment, la nuit obscurcissait la chambre. Macha rangea le pistolet rincé dans l’étage inférieur de la table de chevet et alluma la lampe à pétrole qu’elle posa dessus. Dehors, les montagnes étaient redevenues grises. Seuls subsistaient quelques éclats sanguinolents sur les cimes acérées. Quand elle reposa les yeux sur son père, elle vit qu’il la détaillait comme un maquignon une bête !

— T’es encore pas mal, dit-il d’un air concupiscent. T’as un bon ami ? Macha ne répondit pas et tira d’un coup sec le drap sur lui. Mais quand elle se pencha pour le border, il lui saisit rudement un sein au passage et susurra d’une voix libidineuse à son oreille toute proche :

— Viens, Macha, viens, Machatte… Tu te souviens… Horrifiée, Macha recula brusquement dans la table de chevet qui bascula. La lampe à pétrole tomba sur le plancher, rebondit vers la fenêtre et explosa sous le choc. Les rideaux séchés par le soleil s’enflammèrent d’un seul coup et le feu se propagea immédiatement aux poutres.

Au milieu de la pièce, tétanisée, Macha semblait paralysée.

— Sors-moi de là, sors-moi de là ! beuglait le vieux, paniqué, en se tortillant dans les draps. Ses cris et la chaleur la ramenèrent brutalement dans la réalité. Aussitôt, elle essaya de sortir son paternel du lit et parvint à le traîner sur plusieurs mètres. Mais le mayen était en bois et les flammes le dévoraient avec avidité. Avant même d’atteindre les escaliers, Macha comprit qu’elle ne pourrait pas sauver son père. Ratatiné sur le plancher, ce dernier la regardait, implorant, épouvanté. Une dernière fois, elle plongea son regard dans le sien, tiraillée entre son désir de le sauver et de sauver sa vie. Mais lorsque, dans ses pupilles dilatées par la terreur, elle reconnut soudain celle qui animait ses propres yeux, quand, à dix ans à peine, il venait la souiller dans son lit d’enfant, son martyre lui revint en bloc à l’esprit. Elle le lâcha brusquement. Comme s’il lui brûlait les mains.
— Tu n’es qu’un monstre ! Un monstre ! hurla-t-elle. Brûle en enfer !

Et elle se sauva…
 

Catherine Gaillard-Sarron, août 2014, La Fenêtre aux Alouettes. En savoir plus...