Epître au silence, Claude Luezior

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Epître au silence

 

 

 

Lettre  à Miroir

 



 

J’ai bien reçu ton reflet, mon beau Miroir. Et ne t’en remercie pas : image fêlée, taches et craquelures. Moi qui te croyais encore en munificence avec ton cadre baroque, chuchotant tes ors, inventant des menuets, des portraits d’anges aux troublants visages, toutes ces parures d’un printemps léger.

Condensation d’un autre âge : sur tes bords, le mercure s’est figé en scintillements obscurs, les traces noirâtres d’un mascara minéral habitent désormais tes angles.


Quelque brocanteur ou démiurge en faillite en vanterait les mérites : mensonges d’esthètes ressassant les bienfaits d’heures que le temps scande au nom d’un palais perdu.

L’image reçue est sans emballage. Crue, choquante : celle d’une crinière blanchie au regard brossé de turbulences. J’y ai cherché Laurent le Magnifique et n’ai trouvé que Savonarole. J’ai hélé Vinci : Botticelli jetait ses toiles dans les flammes.

Comment ne pas se rebeller devant l’usure tenace que tu imagines, devant ces ricochets visuels que tu m’adresses : réverbérations convexes d’un destin qui se tord, rayons d’un fard qui convulsionne, chatoiements en déroute. J’ai vu un portrait consumé par les rides au tribunal des jours, une silhouette harcelée par la chasse à courre du destin.

Dans mon jardin premier, les alouettes ont décrété que le compte n’y était pas. Je te le renvoie donc, cher Miroir, ce reflet en poste restante. Pour que tu le restaures en plus aimable ferveur.

 

 

 

 

Lettre à Chocolat

 


 

M’en voilà plein les babines, comme un nourrisson repu, après sa voie lactée. Rêve, refuge. Régression dans l’univers des sens.

Fondre. Lentement, très doucement. Toi en moi. Moi dans tes arômes, sous tes chatteries sucrées. Ou ta noirceur d’ébène.

Face à toi, je suis Adam devant sa pomme, Caïn capable de tous les crimes, pécheur en son péché. Ora pro nobis ! Tentation pure, j’allais dire tentasme. Ne nous soumettez pas…

Et pourquoi me soumettre ? Mon foie me le pardonnera bien! Et pourquoi pas ce carré magique, cette branche de vie, cette praline qui vogue sur la table tel un esquif en quête des lèvres miennes ? Que l’on me donne une seule raison pour que je renonce aux spasmes de la gourmandise !

Il y a bien sûr, au coin de ma rue, un ou deux docteurs de la loi, avec leurs commandements, leur cholestérol et leurs grincheries sur ordonnance. Il y a bien sûr quelques enzymes débordés par tes saveurs à la débandade, un estomac qui rend l’âme, la raison qui joue à la raisonnable, une petite carie qui déjà mijote ses acides.

On a broyé tes fèves pour que tu broies mes viscères, on t’a malaxé pour que je malaxe mon âme, on t’a coulé pour que tu coules en moi. Religion du péché mignon, vite confessé, vite absout. De l’autre côté de la grille, le bon Capucin lisse sa panse. Dieu veille. Le pardon ? Trois messes basses… Ou alors, un éclair au chocolat.

 

 

 

 

Lettre au Moine

 

 

 

Mille années de prières en héritage. Le mouvement perpétuel du silence. Et l’éternité devant soi.

Tout est dit, ou presque, à l’orée de la contemplation. Un soleil ébroue ses rayons au revers de murs ocres perlant leur sainteté. Frappez et l’on vous ouvrira. Gardien solennel de la création, tu sonnes la lumière dans l’airain de ta cloche : matines ! Ton chant n’est plus à la patère d’une nuit qui s’effiloche : joyeux, il dilue l’inquisition des ombres, la tentation du malin.

Seras-tu, un jour encore, l’éclaireur de mes territoires ? Ceux-là qui se refusent au vulgaire, à l’épaisseur de l’absurde, aux convulsions du siècle ? Laboureur de l’âme humaine, montre-moi le sillon premier. Par ta voix grégorienne, donne-moi le sens, à la jointure de l’invisible.

Être des vôtres : tout poète n’est-il, lui aussi, un moine assoiffé du miracle qu’est l’intériorité ? Poète-moine déchirant ses mots en quête d’intangible. Chercheur désespéré d’une présence et d’une éternité qui sans cesse lui échappent. Frère, dis-moi la différence.

Franchir la porte du partage. Là où le sang de la croix est fluidité entre ma léthargie et l’immensité de l’amour. Être dans Sa main ac cadaver et, le temps d’une aurore, marcher sur les chemins de foi.

Il est vrai, j’en suis bien loin, mais peut-être puis-je, en ce matin de soleil, me désaltérer à vos puits. Me nourrir à vos prières, me confondre aux noces de vos gémellités. Juste un instant me couler dans l’humilité de vos bures.


Quelque part, un silence brode son paradis.

Et si le sang du Graal était là, juste au bout des travées romanes ? Réveille-moi mon Frère !



Les trois Lettres ci-dessus sont issues d'Epître au Silence (Nouvelles et histoires courtes), Ed. Encres Vives, 2011