Des Accessoires pour le Paradis, Marie-Jeanne Urech

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Dans cette ville-là, les ingénieurs souffrent de dyscalculie, les infirmières sont fleuristes, les docteurs tombent malades, les balles de golf se volatilisent, les cigarettes n’ont pas d’odeur, les statistiques sont cruelles, les sœurs sont jumelles, les concierges commandent, les enfants s’en vont, les yeux bruns s’éteignent, l’atmosphère est chimique, les chaussettes sont dépareillées,  les mendiants démembrés, les restaurants ne servent qu’une soupe, les prêtres tiennent les comptes, les mères dorment six jours d’affilée, les robes sont en fleurs, le soleil disparaît et les tunnels n’aboutissent jamais où l’on espère.

 

Heureusement,  qu'il existe un paradis!

 

 

 

 

 

Extrait

 

 

Le docteur Aarberg sentait la cigarette. Personne ne l’avait jamais vu fumer.

Il fixa un instant encore un nuage sombre qui se déplaçait rapidement sur l’étendue violette du petit matin, puis inspira longuement avant de fermer la fenêtre. C’était un lundi. Il lui fallait toujours plus d’air ce matin-là que pour le reste de la semaine. A travers la porte capitonnée, il percevait la rumeur des patients répandant leur maladie, toujours la même, dans la salle d’attente. A huit heures, il leur ouvrirait. A dix-sept heures, il irait se désinfecter les mains. Et puis sa blouse blanche filerait dans le panier à linge sale. Non pas que son métier fût particulièrement salissant –il n’avait jamais vu de sang au cours de sa longue carrière– mais parce qu’il suait énormément. Il déroula ses jambes interminables sous le bureau, imprima ses talons sur le protège-tapis en plastique et régla son tampon sur l’un de ces jours d’automne qui disparaissent plus vite que les précédents. Il plaça ensuite son chronomètre dans l’espace vide à côté du sous-main, puis vérifia sa raie dans le miroir placé en face de lui. C’est là que s’était longtemps dressé le sourire de Madame, claquemuré dans un cadre en or, avant d’être remisé dans un coin de la bibliothèque. Pour servir de serre-livres à une revue automobile. Le sourire était resté, mais il ne s’adressait plus qu’aux patients et au dos du docteur.

Le carillon d’une église annonça le début du défilé. Le docteur Aarberg vérifia une fois encore dans le miroir. La raie était d’une droiture impeccable. Elle était à nouveau docile. Pas comme l’autre matin. Il lui avait fallu dix minutes pour venir à bout d’une mèche rebelle. Dix minutes qu’il n’avait pas réussi à rattraper sur les consultations. Le soir, il avait naturellement affiché un trou de retard sur son parcours de golf. Mais aujourd’hui, rien ne l’empêcherait d’arriver à l’heure au tournoi. Pas même cette odeur de cigarette qui le poursuivait et l’obligerait un jour à s’asperger de formol.

Des accessoires pour le Paradis, Marie-Jeanne Urech, Editions de l’Aire