Le Pont, Jean-François Sonnay

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Extrait

Convaincre le rédacteur en chef de l’intérêt d’envoyer un jeune reporter enquêter si loin sur une affaire qui n’était plus d’actualité, en vue d’un procès qui ne l’était pas encore, ne fut pas facile. Joos ne prétendait évidemment pas faire avancer la justice ; il songeait surtout à recueillir les témoignages de gens ordinaires, à confronter des points de vue, à comprendre l’état d’esprit. N’était-on pas trop pressé de dire que l’Afrique était inexplicable ? Le chef se montra sceptique. Il ne mentionna pas l’insécurité ou les menaces d’enlèvement, objections auxquelles Joos s’était préparé, mais manifesta plutôt une réticence de principe, quelque chose comme de l’ennui ou du dégoût face à des événements obscurs, laids et peut-être salissants. Valait-il la peine d’insister ? De toute façon, si la vérité sur ces tueries pouvait être établie, elle risquait de ne pas être bien nouvelle. Il fallait laisser la justice suivre son cours. On aurait dit un professeur voulant protéger son élève d’un échec cuisant. Il avait quand même fini par céder, tout en n’acceptant de couvrir que la moitié des frais. Symboliquement, devait penser Joos par la suite, cela revenait à lui refuser le billet de retour.

A lire les comptes-rendus des violences qui ravageaient périodiquement le Pays des Hommes, on avait l’impression que les mauvaises nouvelles de là-bas étaient traitées comme des substances explosives à manipuler avec une infinie précaution. On en parlait un peu quand on ne pouvait pas faire autrement, puis on s’empressait de les mettre sous le boisseau, de crainte sans doute qu’à y trop réfléchir, on n’en arrive à s’y trouver mêlé. Pour accepter d’y revenir, on réclamait des faits, des preuves, des certitudes, évidemment impossibles à tenir et dont l’absence finissait par constituer la plus solide barrière entre soi et le malheur. Le Pays des Hommes était un capharnaüm de faillites et de désastres qui s’enchaînaient inexorablement. Ne suffisait-il pas de le savoir ? Chercher à analyser tout cela ne promettait rien de bon. S’y attarder aurait eu quelque chose d’obscène, de culpabilisant, comme le regard qu’on s’interdit de poser sur un infirme. Si tu regardes longtemps dans un abîme, disait Nietzsche, l’abîme regarde aussi en toi.

L’explication la plus couramment retenue pour Kilimangolo, comme pour d’autres massacres antérieurs, était celle de rivalités « ethniques ». On parlait de tribalisme et on s’arrêtait là. Mais il y avait beaucoup de mauvaise foi dans ce raisonnement. On s’accrochait à cette idée d’ethnies parce que cela faisait référence à une sorte de caractère inné, à quelque chose qui serait probablement fatal et sur lequel les hommes soi-disant civilisés n’auraient aucune prise et donc aucune responsabilité. Joos lui-même avait raisonné de la sorte. C’est un ami de Béatrice qui l’avait dessillé un jour en qualifiant de tribal le conflit entre Flamands et Wallons. L’image était si manifestement ridicule pour qui connaissait la complexité sociale et politique de la question que cela l’avait fait réfléchir. Le gars avait publié dans une revue littéraire – la chose aurait eu du mal à trouver place ailleurs hélas –, une espèce de conte voltairien écrit par un Noir qui visiterait l’Europe à la fin du XXe siècle et en rapporterait tous les problèmes sous l’angle de rivalités tribales. C’était à la fois délirant et parfaitement cohérent. De cette même cohérence absurde qui permettait à beaucoup de trouver un sens réconfortant aux souffrances des Africains.


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