La Mue, Mélanie Richoz

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Extrait

 

 

Je ne retourne au boulot qu'en début de soirée. J'aime les horaires de nuit. J'aime la nuit. La nuit qui protège du dehors, qui isole les bruits. Qui avale l'espace-temps dans sa noirceur. Dans sa profondeur. J'aime cet espace du dedans. Cet espace clos. Utérin. Les battements de coeur. La chaleur maternelle.
Si je ne bosse pas, j'écris, je lis ou je danse. Par tous les moyens et le plus longtemps possible, je résiste au sommeil.
Ne pas me laisser mourir.

 

 

Vivre

 

Vivre d'insomnies ponctuées d'insuffisantes heures de sommeil duquel je peine à émerger le matin. Mes pannes de réveil s'additionnent. J'arrive à la Cigogne avec parfois trois heures de retard. Je suis sur la sellette, je le sais. J'ai reçu des avertissements du patron le mois dernier. Jusqu'ici ma légèreté l'a retenu de me virer. J'aime votre insolence, Lucille... Mais votre insolence est une soustraction sur votre fiche de salaire. Il riait, moi aussi. Serrait encore ses doigts cossus ma nuque dans une violence, retenue et tendre, à laquelle j'aurais aimé céder et lançait d'un ton faussement sévère: Au boulot, petite! Et que ça saute. En silence, je m'asseyais à la réception. Je posais mes paumes tremblantes sur le comptoir froid en inox, en guise d'atterrissage, jusqu'à ce que leur chaleur dessine le contour de mes mains, jusqu'à ce que ma présence se matérialise, et je me mettais à la tâche sans rendre de compte ni m'excuser. Sans mauvaise conscience. Je courbe mon travail et habituellement j'assume. Mais je crains que mon incartade d'aujourd'hui ne soit la goutte d'eau qui fasse déborder le vase. Le patron semble avoir perdu son sens de l'humour. Il traverse la réception et m'ignore. Pas de geste, pas de mot. Pas de complicité. Juste un courant d'air qui me glace le dos.

Les joues fardées brun soleil, je marche sur un lac gelé, nappé d'une fine pellicule d'eau qui m'éblouit. Je vais perdre l'équilibre.
J'entends des craquellements...
 

 

L'appel de la chute  

 

 

Mes collègues ont formulé leur ultime plainte, c'était prévisible et c'est évident... elles ou moi. Je leur donne raison. A brûle-pourpoint, une nouvelle fois, elles ont dû me remplacer. Trouver quelqu'un pour garder leurs gosses ou annuler leur rendez-vous chez l'esthéticienne. Je les comprends. Je comprends leur agacement, leur mépris. Leur lynchage. J'aurais dû faire un effort, avoir du respect. Etre un peu responsable. Mais je n'y parviens pas, j'en suis incapable. La régularité et la constance me torturent. M'agressent comme le grincement d'une fourchette sur une assiette qui brise le silence des repas de famille. Me morcellent. Me déchiquettent. Me sont insupportables. Il y a un moment où je dois ouvrir les vannes,

Fuir pour ne pas disparaître.

Echapper à l'ennui et à la lassitude,

A ce qui est imposé,

A l'arbitraire.
A ce qui a fait mal et qui pourrait se réveiller,

Exploser, m'anéantir,

Au mensonge.

Au passé.

L'absurde manque,

La culpabilité.

M'échapper.

Me retrouver.

Par survie,

lutte,

rage et douleur de vivre.

Parce que j'essaie de vivre.

J'ouvre ma boîte électronique.

Un courriel du patron.


Veuillez consulter la pièce jointe.

Je double-clique: Madame,
Nous sommes au regret de vous annoncer que, suite au manquement à vos engagements et au respect des règles de l'établissement mentionnés dans votre contrat de travail, nous sommes contraints de vous congédier au 31 de ce mois.
Nos respectueuses salutations,
C. Wenker.

 

 

Mélanie Richoz, Editions Slatkine, 2013