La philosophie comme exercice du vertige, François Gachoud

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VERTIGE DE LA DIGNITE

 

Regarde attentivement la roue qui tourne. N’est-ce pas du cœur de son centre que les rayons se déploient ?
Ne gravites-tu pas toi-même à la circonférence ? Plonge donc ton regard vers ton centre et laisse-toi prendre au vertige du point source dont tu proviens !

 

Il s’appelle Michel Koriakoff. Journaliste russe, marxiste convaincu, il combat dans l’armée rouge. Nous sommes début 1945 dans les derniers mois de la guerre. Offensive foudroyante en Pologne, puis en Allemagne. La partie est perdue pour les Allemands, mais ils combattent de toutes leurs forces. Le sort des armes est incertain. Koriakoff sauve deux femmes allemandes de viol un matin où les Russes l’emportent. Mais les Allemands reprennent le dessus. Koriakoff est fait prisonnier. Amené dans le camp allemand, le commandant le gifle violemment. Ses lunettes tombent à terre. Le colonel : « Vous êtes une de ces brutes qui outragez les femmes allemandes. » Mais une femme surgit, s’interpose et désigne Koriakoff : « Cet homme a sauvé mes deux filles hier matin. » Alors, sans un mot, le commandant se baisse, recueille les lunettes et les tend à Koriakoff avec respect (1).

En un instant, l’ennemi haï est devenu un homme aux yeux du colonel allemand. Ce dernier a été saisi d’un profond vertige. Celui de la dignité. Il a reconnu, comme une révélation jetée en plein visage, le surgissement de l’humanité du soldat russe. La dignité n’est pas autre chose : la reconnaissance de la valeur des valeurs, celle qui fait de toute être humain une personne. Par-delà les enjeux de la guerre, par-delà les idéologies, par-delà la haine et tous les clivages, par-delà toutes les raisons qui jettent depuis toujours les hommes les uns contre les autres, il y a, oui, il y a dans le tréfonds de l’âme humaine tout ce qui fait le prix de sa dignité.

La dignité n’est pas un fait. Elle n’est pas détectable à l’auscultation de nos organes ni accessible par classification, par organisation de catégories. Elle est une valeur qu’on reconnaît. On reconnaît la dignité dans la transparence de son évidence ou on ne la reconnaît pas. Avant, le colonel allemand ne la reconnaît pas. Pour lui, Koriakoff est l’ennemi à combattre. Il classe cet homme dans cette catégorie. Il a fallu qu’il découvre que le soldat russe l’a précédé dans la reconnaissance de la dignité, celle de ces deux femmes allemandes sauvées du viol, pour que soudain, pris de vertige, il bascule dans une autre dimension : celle de la dignité humaine manifestée d’un coup, à lui aussi, dans la transparence. Moment rare, moment unique, celui d’une prise de conscience à la fois impérative et ineffaçable : ce qui fait la valeur d’un être humain, ce qui fait sa dignité, c’est son inviolabilité.

L’inviolabilité, c’est le sentiment premier, le plus profond, le plus inné sans doute qui habite notre intimité. Le plus enfoui cependant dans les lieux les plus inaccessibles de l’âme humaine. Et qui jaillit soudain, quand la dignité est menacée. L’enfant de trois ans, s’il est rejeté, s’il est victime d’une injustice, s’il est humilié, quelle qu’en soit la raison, est incapable de savoir pourquoi il est ainsi traité. Il ignore tout des raisons pour lesquelles on bafoue sa dignité. Mais au fond de lui, tout au fond, il perçoit l’injustice qui lui est faite, il perçoit le mépris, l’ineffaçable marque de sa dignité non reconnue. Et cette marque-là, indélébile, va l’accompagner jusqu’au jour où quelqu’un, enfin, l’accueillera dans sa dignité. Comment ? En reconnaissant son inviolabilité. En la lui restituant. En le faisant naître à lui-même. Or, ce pouvoir-là, il ne se trouve pas dans les mains de l’enfant. Le pouvoir de faire naître un homme à son humanité se trouve toujours dans le regard qu’un autre lui porte. Dans le don que cet autre lui fait de sa dignité reconnue comme inviolable. Nous le savons tous et nous l’avons déjà affirmé : seul l’amour que nous donnons a le pouvoir de transformer ceux à qui nous le donnons. En faisant d’eux des êtres reconnus comme inviolables. Hors ce don et cette reconnaissance, il n’y a pas de dignité possible.

C’est la raison pour laquelle la violence nous est intolérable. L’irrespect infligé à notre personne, le mépris, l’insulte, l’humiliation, l’injustice, la haine, la vengeance et le cortège de toutes les formes d’atteinte à notre dignité sont intolérables. A l’heure où tant de femmes sont encore exploitées, battues, vendues, prostituées et humiliées, à l’heure où tant d’enfants sont abusés, violés dans leur intimité par des prédateurs pédophiles assoiffés de pulsions déviantes, pulsions multipliées à la mesure de leurs monstrueuses machinations sur le Net, nous n’avons pas de mission plus impérative que celle-la : défendre partout et contre vents et marées l’inviolabilité de la personne humaine ; la rétablir là où elle est piétinée ; la promouvoir là où elle n’est pas reconnue. Et se répéter inlassablement, en y oeuvrant toutes affaires cessantes : « Il n’y a pas de valeur plus importante que celle de notre dignité ».

Cela étant, une question se pose : pourquoi éprouvons-nous tant de peine à reconnaître la dignité d’autrui alors que nous sommes apparemment si enclins à réclamer des autres qu’ils reconnaissent la nôtre ? C’est que, d’une part, le lieu de notre inviolabilité est si insondable qu’il échappe à la perception de notre conscience. Il a fallu que ce colonel allemand soit saisi du vertige de cette révélation insoupçonnable pour qu’il reconnaisse en Koriakoff l’évidence de sa dignité. Mais, d’autre part, si le soldat russe n’avait pas sauvé deux femmes allemandes en manifestant leur inviolable dignité, le colonel allemand n’aurait pas pu reconnaître celle de Koriakoff. Autrement dit, nous voilà renvoyés au geste inaugural de la révélation de toute dignité : c’est la reconnaissance de ce que nous faisons et donnons à autrui qui rend possible qu’il nous reconnaisse en retour. C’est tout le contraire de ce que nous croyons. Nous pensons généralement qu’autrui nous doit la dignité et nous la réclamons. Mais nous oublions, centrés sur nous-mêmes comme nous le sommes, que c’est seulement en nous donnant aux autres pour leur dignité que nous recevrons d’eux la reconnaissance de la nôtre.

A l’instar de la roue qui tourne, nous gravitons souvent à la surface de notre existence. Et nous ne voyons pas que l’essentiel se trouve au cœur du moyeu, au centre de notre intériorité. C’est parce que celle-ci trouve son fondement dans le lieu insondable de notre inviolabilité que nous avons tant de peine à trouver le trésor. Le trésor de notre dignité se trouve dans le regard de ceux qui nous reconnaissent et nous aiment. Et c’est à la mesure de ce que nous ferons aussi pour eux qu’ils pourront naître à leur propre dignité.

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(1) Cet épisode est raconté par Michel Koriakoff dans son livre "Je me mets hors la loi", publié en 1947 aux Ed. Monde Nouveau ( épuisé).

 

EXTRAIT de "La philosophie comme exercice du vertige", Ed. du Cerf, Paris 2011, p. 65-68