Rose-Marie Fournier, Ana

|||

 

Se présente

 

 

"Je viens de Nendaz. J'ai quitté mon village pour travailler dans la coopération au développement pendant plusieurs années en Bolivie et au Nicaragua. Depuis mon retour, je vis à Sion.Je suis enseignante et bibliothécaire. Actuellement, je travaille comme coordinatrice de la section Valais de l'Association Lire et Ecrire. Je suis aussi la bibliothécaire de l'Institut Universitaire Kurt Bösch à Bramois. Un bouleversement total de ma vie m'a amenée à l'écriture. Depuis 2010, je fréquente les ateliers de Mary-Anna Barbey (hé oui, l'écriture, ça s'apprend, comme n'importe quel autre métier!).Mes textes se trouvent sur mon blog: "l'encrier de rosemarie". Des nouvelles, de petits récits puisés dans mon parcours de vie ou inventés juste pour le bonheur d'écrire."

 

 

Ana

 

 

Le vent hurle en léchant les toits de la ville. Il charrie un froid intense qui brûle les visages et engourdit les corps. Il s'engouffre dans les rues dessinées à angle droit qui ne lui offrent aucune résistance. Il s'empare d'un bout de plastique souillé et le fait danser jusqu'au clocher du couvent de Santa Teresa avant de le plaquer sur un toit de tôles rouillées. Il s'en prend aux arbres de la place, tordant leurs branches avec une colère enragée. Sa respiration rauque secoue les portes et les vitres.

Le vent remonte la pente du Cerro Rico, la montagne qui domine la ville de Potosi. Il râpe les masures des familles de mineurs, remonte jusqu'aux mille bouches qui trouent les flancs pelés, creuse un peu plus les ravines, s'enroule autour de la cime. Il soulève la poussière de roche laissée par les femmes qui cassent les pierres devant chaque entrée de mine.

Le jour qui se lève lutte pour imposer sa lumière. Le vent est plus fort. Les tourbillons de terre et de déchets qu'il chasse partout voilent le paysage. Clemente sort des latrines et regagne sa maison. Il est courbé vers le sol pour laisser moins de prise aux rafales qui le bousculent. On ne voit de lui qu'une silhouette trapue, aux jambes courtes et épaisses. Il habite au sommet de ce campement de mineurs dont les maisons collées les unes aux autres s'aplatissent contre la montagne. Les rangées d'habitations s'échelonnent jusque tout en haut, là où les indios ont commencé à creuser la montagne, il y a tellement longtemps.

D'un coup d'épaule, Clemente cogne la porte gauchie et entre dans la pièce unique qui sert de logis à sa famille. Tous dorment encore et il pousse une gueulante pour signifier qu'il est temps de se lever. Un bébé commence à pleurer. Ana, la femme de Clemente, se lève d'un bond en resserrant autour d'elle la couverture dans laquelle elle a dormi. Ses tresses sont à moitié défaites et masquent son visage. Elle saisit le bébé et le met hâtivement au sein. Dans le même temps, elle se baisse et secoue les corps d'enfants dispersés sur les paillasses étalées chaque nuit sur le sol de terre battue.
- Allons, dépêchez-vous, levez-vous... Miguel, va chercher de l'eau, allons, vite.

Miguel baille, s'étire et passe la main dans ses cheveux emmêlés. Il remonte jusque sous les aisselles le survêtement trop grand qui lui sert de pyjama. Il enfile un chandail et saisit le seau de plastique posé à côté de la porte, chaussant ses sandales au passage.

Pendant que les enfants s'habillent et que Miguel revient avec un seau d'eau tiré au robinet commun de leur rangée de maisons, Ana, le bébé toujours au sein, distribue un morceau de pain à chacun. D'une main, elle verse de l'eau dans une casserole et la pose sur le minuscule réchaud qui sert de cuisine. Elle prépare une bouillie de maïs pour Clemente qui s'est assis sur un escabeau en attendant son petit-déjeuner. Il a déjà mis ses vêtements de mineur: le pantalon enfoncé dans les bottines de caoutchouc, une chemise par-dessous un pull-over et une veste brûlée par l'acide qui goutte des galeries.

Il a allumé une cigarette qui empeste l'atmosphère de cette pièce mal ventilée déjà lourde des exhalaisons des dormeurs. Il fait si froid à cette altitude qu'on n'ouvre presque jamais l'unique fenêtre. La demeure est très sombre et Miguel a allumé une bougie pour qu'on puisse au moins trouver ses habits et ses chaussures sans trop de mal.

Le repas expédié dans un silence troublé seulement par le bébé qui fait ses dents, Clemente donne le signal du départ à ses deux premiers fils. Depuis l'an dernier, ils travaillent eux aussi dans la mine. Les trois silhouettes s'éloignent, happées par le vent qui court toujours dans les ruelles du quartier. Les trois autres enfants qui sont assez grands pour aller à l'école s'en vont eux aussi. Ana reste seule avec le bébé qui s'est rendormi. Elle s'assied lourdement sur l'escabeau, relève une mèche de cheveux qui lui tombe sur le front et ferme un instant les yeux, déjà fatiguée.

La lumière du jour finit par s'imposer et l'on discerne les files de mineurs qui s'étirent sur les sentiers menant aux innombrables trous de mine. La route est encombrée de camions qui amènent les ouvriers des quartiers plus lointains. Ils se pressent sur le pont des véhicules, debout, si tassés que les cahots de la piste les font à peine vaciller. La poussière soulevée par les camions se mêle aux tourbillons du vent et vole aux humains l'air raréfié. Les hommes resserrent un peu plus leurs vestes, rajustent leurs bonnets de laine et baissent la tête.

Dans sa maison, Ana s'active sans bruit pour ne pas réveiller le bébé. Elle roule les paillasses, balaie le sol, rince la vaisselle du petit-déjeuner. Elle va chercher un nouveau seau d'eau et se déshabille pour faire sa toilette. Tout à l'heure, elle descendra au marché. Elle sait par cœur combien d'argent il lui reste dans la poche de sa jupe. Elle a bien calculé. Ça devrait suffire pour acheter des pommes de terre, quelques œufs et des bougies. Elle ira aussi chercher du pain chez le boulanger qui est son cousin et qui lui donne toujours un petit supplément. Elle se rhabille et tresse ses cheveux. Elle pose doucement son bébé dans un grand châle qu'elle noue autour de ses épaules.

Après le marché, elle a un rendez-vous. Près de la gare routière, chez Doña Emilia. Elle n'a pas eu ses règles depuis deux mois et elle sait qu'elle est à nouveau enceinte. Elle ne veut plus d'enfants. Son corps est usé par les maternités. Huit naissances, deux bébés morts à quelques mois, six bouches à nourrir... Et Clemente qui ne veut pas entendre parler de la stérilisation proposée par le médecin... Sa voisine lui avait parlé de Doña Emilia, une cousine à elle qui pratique des avortements. En cachette de Clemente, Ana a emprunté de l'argent et a pris rendez-vous.

Dimanche dernier, après la messe, quand le padre est venu saluer ses fidèles sur le parvis, elle lui a tendu la main et l'a regardé droit dans les yeux, sans rougir. Elle sait qu'avorter est un énorme péché, mais elle a décidé qu'elle ne le confesserait pas et tant pis si elle brûle en enfer. Elle n'y croit qu'à moitié d'ailleurs. Elle préfère confier ses peines et demander son aide à la Pachamama qui comprend, elle.

Doña Emilia lui ouvre la porte. Elle lui offre du café et elles bavardent, le bébé endormi à leurs pieds. C'est une femme aux yeux bienveillants et aux mains douces. Quand tout est fini, elle aide Ana à se rhabiller. Elle refuse l'argent que lui tend celle-ci.

- Laissez, vous en avez plus besoin que moi.
Toute émue de gratitude, Ana prend congé. Le corps endolori, elle boitille le long des rues qui remontent vers le quartier des mineurs, son bébé sur le dos. Elle se sent soulagée et, malgré la douleur, presque allègre. Elle n'aura plus jamais d'enfants. S'il le faut, elle retournera chez Doña Emilia.

Rosemarie Fournier/23.09.2012