Olivier Chapuis

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Depuis mes quinze ans je rêve d'écriture. Le temps m'a manqué. Une famille à élever et tout ce qui tourne autour... priorité oblige! Et puis, rien à raconter, ou pas grand chose. Aujourd'hui, c'est plus facile, j'ai tous les statuts, fille, belle-fille, mère, belle-mère et même grand-mère. Ça commence à compter! La jeunesse a ses avantages, les années qui passent aussi. Tant mieux! Je m'y suis donc mise, sobrement mais avec un plaisir toujours plus grand. "Martha, ou ma petite octogénaire" est un projet de roman.
 

Martha, ou ma petite octogénaire

Martha, une octogénaire seule, s’est prise d’amitié avec une jeune fille. Elle a aussi un voisin, Gwidon, jeune et sympathique, toujours prêt à lui donner un coup de main.

Ce jour-là, Martha fait ses courses et croise le jeune homme. Il n’y avait pas beaucoup de monde dans le super marché à cette heure matinale de la journée. Martha en profita pour déambuler tranquillement entre les étagères. Elle prit tout son temps à dénicher de nouvelles petites friandises qu’elle pourrait servir à ses futures visites. Elle fureta dans les rayonnages à la recherche de quelques décorations de tables inédites. Elle fourra son nez parmi les odeurs alléchantes des fruits exotiques. Elle se sentait l’âme à dépenser, elle qui savait si bien économiser. Ce n’est pas qu’elle était regardante mais on ne se refait pas. La vieille dame avait si souvent trimé pour joindre les deux bouts. Elle aurait pu en apprendre au panier le plus percé de la région ! Elle était devenue experte en matière d’épargne. Pourtant, aujourd’hui elle remplit son cabas à ras bord, juste pour le plaisir, juste pour jouer à la dame, juste pour ne plus penser au passé. Puis elle se choisit une table, la mieux placée de la cafeteria, pour ne pas déroger à la tradition de la pause-café après les courses.
- Alors Martha, on flemme ? dit soudain une voix derrière elle.

L’octogénaire n’eut pas le temps de se retourner, le jeune homme avait déjà tiré la chaise à ses côtés et s’y était assis, posant ses coudes sur la table.
- Ah ben voilà ! Ton frigo aussi est vide ? demanda-elle à Gwidon.
- On dirait bien.
- Tu es seul ?
- Oui. Je suis toujours seul, Martha.
- Non. Je t’ai aperçu l’autre jour avec un bien belle jeune femme, il me semble.
- Ah bon ? Et laquelle s’il vous plaît ?
- Celle qui a les yeux verts.
- C’est vrai, dit-il en souriant pensivement.
- Elle te plaît ?
- Je la trouve intéressante.
- C’est tout ?
- C’est beaucoup.

Martha lui décocha un coup d’œil des plus complices pour lui signifier qu’elle avait tout compris. Le jeune homme ne souleva aucune objection. Il se contenta de lui offrir une place dans sa voiture. Ça n’était pas de refus pour la grand-mère. Rentrer chez elle avec tout son barda partagé entre deux gros sacs solides eût été une expédition.
- Le Bon Dieu est avec moi, lui dit-elle en guise de réponse, et qu’Il te bénisse.
- Ou alors c’est le hasard, rétorqua Gwidon.
- Tu ne crois pas en Dieu ?
- Si. Mais je ne le mêle pas à toutes les sauces.
- Eh bien, ça ne m’étonne pas, tu vois.
- Quoi donc ?
- Que tu croies en Dieu.
- Pourquoi ?
- Tu es très bien élevé, tu as l’air d’aimer ton prochain, et tu es…un gentil garçon, vraiment.
- Vous allez me faire rougir.
- Tiens, je t’offre quelque chose. Qu’est-ce que tu veux boire ?
- Ça n’est pas la peine Martha, je vous assure.
- Si, si, j’y tiens. Fais-moi plaisir.
- OK ! Je prendrai un thé froid.

Elle lui donna une pièce de cinq francs. Il se leva en la remerciant d’un signe de tête, alla se servir au self-service et revint près d’elle avec son verre à la main. Ils se mirent à parler de tout et de rien, échangèrent quelques anecdotes de leur quotidien et rirent de petites bêtises qu’elle lui raconta. On aurait dit une grand-mère et son petit-fils. Puis, d’un seul coup, Martha décida de mettre fin à ce délicieux moment. Il fallait qu’elle retourne chez elle. Si jamais un de ses enfants passait, elle n’avait averti personne de sa sortie, on allait se faire du souci pour elle, et puis il y avait les produits frais qui traînaient dans ses sacs, il ne fallait pas briser la chaîne du froid, ah non, ça c’était pour le congelé, mais quand même il fallait faire attention, on ne sait jamais, elle avait déjà attrapé une fois la salmonellose, elle ne voulait plus passer par là, c’était trop pénible, et puis elle avait perdu du poids, bon c’est vrai qu’elle avait assez de réserve autour des hanches, mais bon, elle préférait quand même déposer tout ça au frais et…
- Ça va Martha, l’interrompit Gwidon, si vous voulez que je vous ramène, dites-le moi simplement, pas besoin de litanie.

Elle rit de ses arguments bidon. Elle voulait juste être chez elle, tranquillement comme une vieille dame qu’elle était devenue. Et Gwidon l’avait compris. Il se leva une nouvelle fois, empoigna les sacs pleins à craquer et se dirigea en direction de la sortie.

- Ne bougez surtout pas, lui dit-il, je range tout ça dans ma voiture et je reviens vous chercher.
Martha ne broncha pas. Elle attendit le retour du jeune homme mais le temps lui sembla tout à coup un peu long. Et s’il avait filé avec toutes ses commissions de la semaine ? Après tout, elle ne le connaissait pas tant que ça, il n’était qu’un étranger et, qui plus est, d’un des pays de l’Est. N’avait-elle pas entendu à la radio ou au journal télévisé des mises en garde contre ces gens-là ? Il y avait même eu des vols chez des personnes âgées, dans son quartier, en pleine journée. Il lui semblait bien que c’était des Polonais, ou peut-être des Roumains, ou d’autres personnes de ces pays pauvres, qui avaient fait main basse sur ces appartements de vieux. De toute façon, c’était tous les mêmes ! Il fallait être prudent avec ces gens-là. Et dire qu’elle venait de faire confiance à Guidon ! Martha en était encore à imaginer mille entourloupes lorsqu’elle vit revenir le jeune homme, un énorme sourire aux lèvres et des fleurs à la main.

- Voilà, ma chère, dit-il en s’adressant à elle sur un ton exagérément pompeux, la voiture de Madame est avancée.
Puis il lui prit le bras, lui tendit le bouquet coloré et l’amena jusque sur le parking. Là il lui ouvrit la portière, l’installa délicatement sur le siège passager, lui boucla la ceinture de sécurité, referma doucement et vint s’asseoir côté chauffeur.
Martha jeta un regard furtif et soupçonneux à l’arrière du véhicule. Les deux sacs de marchandises prônaient fièrement, intacts, sur la banquette en simili beige. - Prête ? demanda Gwidon à la vieille dame, le sourire toujours au beau fixe et les yeux malicieux ?
- Prête, dit-elle seulement.

Martha ne pipa mot tout le long du court voyage, du parking du supermarché à la place de parc de Gwidon, devant l’immeuble commun. Une espèce de petite honte indéfinissable l’enveloppait maintenant comme un tissu étouffant et désagréable. Comment avait-elle pu penser une seule seconde du mal de ce garçon, alors même qu’elle venait de lui faire un compliment sur l’éducation reçue de ses parents ? Une impression de chaleur lui montait aux joues comme lorsque, petite fille, on lui demandait des nouvelles de sa mère. Dans son estomac aussi, un pincement bizarre lui donnait des relents de l’enfance où la honte et le déshonneur l’envahissaient. A cette époque lointaine, tout le monde savait pour Julie, cette pauvre femme qu’un penchant immodéré pour l’alcool avait insidieusement transformée en épave ambulante. Tout le monde savait mais personne n’en connaissait la vraie raison. Personne non plus n’osait aborder le sujet. Par respect pour sa famille ? Par amour chrétien ? Par lâcheté ? Ou peut-être par esprit de protection pour la coupable ? Car les habitants du village n’étaient pas dupes. Ils n’ignoraient pas les colères de Jean qui se retournaient parfois contre son épouse. Alors, n’était-ce pas là de la solidarité ? Cependant, il n’y avait pas besoin de mots, seul les regards et les attitudes de chacun suffisaient à faire baisser les yeux de Martha. Et aujourd’hui ? N’avait-elle pas, l’espace d’un instant, fait pareil avec Gwidon ? N’avait-elle pas eu de terribles et injustes préjugés ? La vieille dame, son petit sac de cuir noir sur les genoux et les fleurs par-dessus, malmenait nerveusement le papier enveloppant les tulipes offertes par le jeune homme. Elle faisait jouer ses lèvres, alternance d’un sourire pincé et d’une bouche en derrière de poule, signes évidents de trouble.
- Que se passe-t-il Martha ? demanda le jeune homme au bout d’un moment. Vous ne dites plus rien et vous m’avez l’air bien agitée.
- C’est que…je voulais t’avouer quelque chose…Tout-à-l’heure, tu as pris ton temps… et alors j’ai cru que…que…
- Que je partais avec vos courses ? suggéra Gwidon en riant.
- Non…que tu m’avais oubliée.
- Voyons Martha, on ne peut pas vous oublier !

L’octogénaire se culpabilisa davantage encore. Elle n’avait même pas osé lui avouer qu’il avait mis le doigt sur la raison de son silence. Même si pour le jeune homme ça n’était qu’une boutade comme une autre, elle avait menti.
- Tu es si gentil Guidon. J’ai de la chance de t’avoir comme voisin, lui déclara-t-elle sur un ton solennel. Merci Guidon, vraiment merci du fond du cœur.
- Gviiiiiiidon, Martha, corrigea-t-il une nouvelle fois.

Mais elle n’entendit pas. Elle était à nouveau perdue dans les souvenirs pénibles de ses jeunes années.


@Marylène Rittiner 2015

À vingt-cinq ans, Olivier Chapuis décide de faire quelque chose de sa vie. Il empoigne un stylo, computérise ses textes, se crée un univers, brasse le fond de son âme, bidouille sa vie de manière à la rendre agréable. À force de persévérance, le fruit prend racine et se multiplie. Olivier Chapuis publie quelques nouvelles, un roman, d'autres nouvelles... Hormis le vélo, Olivier Chapuis joue au hockey sur glace, au badminton et se balade à roller. Une fois par semaine, il va se faire une toile, si possible d'auteur, mais pas que. La littérature anglo-saxonne a influencé son parcours littéraire, mais il ne crache pas sur le reste du monde tout en ne lisant que des traductions – il sera polyglotte dans une autre vie.






Parutions


2014, Métropolis, nouvelle parue dans le recueil collectif "Prix littéraire de la ville de Gruyères", Editions de l'Hèbe, 2014.

2014, Entre chien et loup, nouvelle parue dans le recueil collectif "Au fil de l'Encre", Editions Encre Fraîche, 2014

2014, Le voisin, nouvelle numérique parue aux Editions de Londres, 2014.

2013, Fragments, recueil de nouvelles (Éditions de Londres)

2012, Trois contes et autres nouvelles (Le Manuscrit)

2012, Bang ! Bang ! Bang !, roman (Numeriklivres)

2012, Tom et Lilas, nouvelle parue dans le recueil Repas de famille (Éditions oléronaise)

2012, Banc décès, nouvelle parue dans le recueil Banc public (Association culture loisirs Antibes)

2011, Un boulot de rêve et autres nouvelles, recueil (Association Agis)

2011, Les Dernières vacances, nouvelle parue dans le recueil Gay story (Grimal)

2011, Canis canem edit, nouvelle parue dans le collectif À quoi rêvent-ils ? (Encre fraîche)

2009, L'Écriture vous va si bien, nouvelle parue dans le collectif Plumes bigarrées (Bernard Campiche)

1995, Le Hasard sentimental, nouvelle parue dans le collectif La Rosée d'Éros (Humus)