Claude Darbellay

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L'auteur nous parle d'une manière à la fois simple, poétique et concrète de sa démarche d'écriture et de ses péripéties de jeune écrivain à travers de petits textes. Après "Des écrivains m'ont encouragé" qui narre ses débuts, dans "Tératologie", il nous raconte avec beaucoup d'humour la loi des festivals de littérature. Et pour terminer cette "petite visite de sa pratique d'écriture et de ses fondements", comme il le dit lui-même, une enquête sur la mémoire publiée dans la revue "Archipel" en 2010 et un savoureux texte "Trois Respirations" à découvrir dans la rubrique "Textes choisis" de ce site. Lire le texte


"L’affaire" , roman, aux Editions d'Autre Part (2012).

 


 

Résumé de "L'Affaire"

 

 

Parfois, les Conseillers d’Etat sont étonnants. Celui dont on raconte l’histoire ici est un politicien brillant. Il aime son métier, les responsabilités, le pouvoir. Il est marié, deux enfants, il a une maîtresse et des amours clandestines dont il apprécie la variété, le piment, la transgression. Mais, à se vouloir au-dessus des règles, des lois, donnant des ordres à tout le monde, il ne voit pas que certains de ses amis sont tentés de rejoindre le camp de ses ennemis. Pour prendre sa place.

Ce roman nous emmène dans les coulisses de la politique, dans les lieux « chauds » où se divertissent notables, financiers, industriels. Il pose aussi d’étranges questions. Quelle est la couleur de l’aura d’un Conseiller d’Etat ? Peut-on rester zen tout en écrasant ses adversaires ? Comment jouer avec la presse sans en devenir le jouet ? A partir de quand un privilège devient un dû ?

Il suffit parfois d’une inattention pour que se brisent les plus puissants alors qu’ils se croyaient définitivement hors d’atteinte. C’est peut-être ce qui nous reste de la tragédie antique. La rapidité de l’ascension, la fulgurance de la chute. Ce roman d’un destin politique est drôle autant qu’intransigeant. Il découpe nos mœurs politiques et amoureuses au scalpel. Récit cynique ? Non. Vrai.

 




 

Des écrivains m'ont encouragé

 

Août 2009 - Tiers inclus pour le journal « le persil », paru en automne 2009 - Claude Darbellay

 

 

 

Un jour, lisant par-dessus mon épaule, quelqu’un m’a dit : « C’est très bien ça. Il faut encore travailler, mais tu es sur la bonne voie. » Il m’a donné de judicieux conseils. Il y a des écrivains avec et d’autres sans adjectifs. Supprime tout adjectif qui ne soit pas strictement nécessaire. Ils colorent le texte, mais le gonflent, mangent sa force, ralentissent le rythme. Ils sont une solution de facilité quand on ne sait pas comment rendre un climat, donner à entendre une conversation, visualiser un événement ou un objet, donner de la vie à un personnage. Sois précis. Ne te contente pas de trouver un mot qui va dans la phrase. Trouve celui dont on ne peut se passer, qui doit être là. Tu ne trouves pas ? Cherche encore. C’est peut-être que ta phrase est fausse et qu’aucun mot juste n’accepte d’y entrer. Oui, là c’est déjà mieux. Mais on voit le travail. Les échafaudages. Une fois le texte construit, il faut encore l’écrire pour qu’il puisse être lu par le lecteur sans que celui-ci soit arrêté dans sa lecture en se disant, je le vois venir, image facile, grosse ficelle. Ce que tu racontes est intéressant, mais c’est écrit avec les pieds. Recommence ! Là, c’est très bien écrit, mais ton histoire ne nous dit rien. Ton contenu est remplaçable. On sent que c’est de la littérature. Tu viens de faire l’expérience de l’ironie de l’œuvre littéraire : privilégier son contenu affaiblit le message ; privilégier sa forme en fait un exercice formel. Ce que l’on est en droit d’attendre d’un texte qui se veut littéraire, c’est qu’il prenne le langage par tous les côtés, ne demeure indifférent à aucune de ses dimensions, afin que nous puissions découvrir les nuances qui nous forment, élargir notre perception, notre formulation.

Quand tu auras fini, reviens me voir. Je te trouverai un bon éditeur. Quelqu’un qui sait lire et pas seulement compter, qui a une exigence de qualité et n’accepte pas un manuscrit juste parce qu’il espère que cela lui rapporte, à cause du nom de l’auteur ou du sujet scabreux. Ou parce que l’auteur a payé l’édition et alors « l’éditeur » livre le texte à l’impression sans même le lire et l’ouvrage paraît avec cinq coquilles par page. Nous irons voir un vrai éditeur avec qui nous relirons le texte, en discuterons. Ou il aura un lecteur qui passera le texte au crible, fera des propositions pour qu’il n’en reste que le meilleur.



Ça aurait pu se passer comme cela. Mais non. Personne ne s’est penché par-dessus mon épaule, personne ne m’a pris par la main. Je ne suis pas quelqu’un qui écrit depuis toujours, que l’on encourage, qui montre un talent inné pour la chose littéraire. J’ai publié mon premier recueil de poèmes en 1983 à l’âge de trente ans.



J’ai obtenu une licence en lettres à l’Université de Neuchâtel en1978. J’ai d’abord pensé écrire une thèse dont le sujet aurait été : « Comment la fiction, par son mensonge, nous fait voir la réalité. » En créant un écart avec le réel, un arrêt, elle nous permet de le comprendre. On m’a vite expliqué que c’était trop vaste et trop flou pour entrer dans les canons de l’exercice. Alors plutôt que d’écrire sur quelque chose, j’ai décidé d’écrire quelque chose. Et de commencer par de la poésie qui pour moi ouvrait tous les champs du possible.

À ma grande stupéfaction, puis à mon incrédulité, les premiers textes que j’ai écrits étaient très mauvais. Ma formation universitaire me permettait de savoir pourquoi ces textes ne tenaient pas la route, mais elle ne m’avait donné aucun moyen pour en écrire des valables. Je savais analyser un texte, rédiger un commentaire, je ne savais pas écrire. Il allait falloir que j’apprenne. Je me suis donc mis au travail J’ai fait ce que j’appelais, « mes exercices ». Je prenais les écrivains que j’aimais le plus, ceux qui m’avaient dit le plus de choses, et j’écrivais « à la manière de ». Je décortiquais leur texte comme j’avais appris à le faire, puis, patiemment, je me donnais un sujet et tentais de le récrire selon celui-ci ou celui-la. On n’apprend à écrire qu’en écrivant. Banalité, certes, mais oh combien vraie. Au fur et à mesure, j’acquérais des techniques, des modes de faire, à créer un effet, à murmurer, à rendre la saveur d’un fruit, la couleur d’un ciel, à décrire une aire d’autoroute. Tous ces exercices, je les jetais à la poubelle. C’était dans les doigts, dans le geste, que devait s’inscrire mon apprentissage. Un jour, quatre ans après avoir commencé, j’ai gardé un poème. J’avais acquis assez de savoir faire pour être libre de créer ma poésie, sans répéter celle des autres, soit par ignorance, soit par inhabileté.



J’ai répété l’opération avec la prose. À chaque fois, les écrivains que je choisissais m’encourageaient. Oui, on peut écrire cela comme ça, faire sentir une émotion, susciter l’étonnement, le rire. Créer un grand si hypothétique qui nous montre que le monde n’est pas fermé, qu’il reste à inventer.

En 1987 paraissait L’île, recueil de nouvelles chez Zoé. Mais avant, il avait encore fallu attendre. Attendre que le manuscrit remonte la pile. De dessous, il devait passer dessus. Être lu. « J’ai lu », me dit la directrice, Marlyse Piétri. Certains de mes amis, qui la connaissaient, avaient eu la bonté de le recommander à son attention, le texte était fort, elle le laissait reposer et si elle s’en souvenait dans quelques semaines, elle le publierait. J’étais inconnu en littérature, venais d’une région excentrée, ne pouvais compter que sur la valeur de mon écriture et la lecture de la directrice. Quand la décision positive tomba, j’ai eu l’impression que les écrivains que j’avais côtoyés pendant mes années d’apprentissage, qui m’avaient poussé par leur propre écriture, souriaient.

 


 

Petit traité de tératologie festivalière

Mai 2009 - Texte pour « Coaltar » - Claude Darbellay

 

 

 

1. Le décor :

De préférence une petite ville qui tient à promouvoir son image ou une grande qui souhaite maintenir sa réputation. Le moyen : réunir le plus possible d’écrivains, de poètes, d’artistes, pour faire nombre, afin que la presse en parle. Les choisir de préférence parmi ceux dont la presse parle.



2. Les participants :

Ils arrivent un à un ou par paquets selon l’horaire des avions, trains, bus, sont présentés les uns aux autres. On leur épingle un badge avec leur nom. Les mains se tendent, les visages se penchent pour lire. Certains qui pensent être connus urbi et orbi ne mettent pas leur badge. Leur réputation ne saurait se réduire à un morceau de carton dans une fourre en plastique. Ceux qui ne se connaissent pas parlent de ceux qu’ils connaissent jusqu’à ce qu’ils trouvent un nom commun qu’ils ont rencontré dans un autre festival. La phase d’approche achevée, ils parlent d’eux-mêmes.

Apparaissent des figures récurrentes : le raseur qui, à chaque fois qu’il demande si cette chaise est libre, s’entend répondre que non; le prospecteur reniflant qui a le pouvoir de l’inviter à un prochain festival, le publier dans sa revue, l’introduire dans sa maison d’édition ; l’omniscient qui connaît tout et tous, toujours une anecdote, une référence sous la main ; la séductrice qui rit quand il faut, repère la faille, l’élargit, pas trop, montre qu’elle pourrait, d’un coup de dents ; celui qui est venu avec « sa jeune épouse ».



3. L’ouverture du festival :

Cela commence avec le discours d’une instance politique devant les photographes et les cameramen, suit l’organisateur en chef escorté de ses seconds. Puis les participants sont lâchés dans la ville afin que passe partout le souffle de la création.



4. Les performers :

On ne conçoit plus de festival digne de ce nom sans eux. Ils ne se mélangent pas aux écrivains. Eux ne lisent pas, n’écrivent pas. Ils mettent en scène la parole, font de leur corps un acte poétique. Cela tient parfois du cirque Barnum ou du film Freaks dans lequel avaient tourné l’homme-tronc, la femme-à-barbe, les sœurs siamoises.



5. La grande parade :

De préférence de nuit. Sur une place. Eviter la gratuité qui déprécie toute manifestation. Les écrivains lisent, les performers performent. Si le festival est international, chacun lit dans sa langue, puis est lue une traduction. Le but: faire durer jusqu’à ce que la place soit vide.

 



 

"L'invention de la mémoire"

 

Claude Darbellay - Cortaillod - Enquête Archipel, septembre 11 sept. 2010

 

 

 

1 Dans quelle mesure la mémoire personnelle intervient-elle dans votre processus d’écriture ?

Elle intervient. Elle s’efface. Elle revient. Cela dépend du projet d’écriture, de son élaboration, de son objet. Deux exemples opposés. L’origine de mon récit, Le frère, est le décès de mon frère aîné alors qu’il était enfant (je ne l’ai pas connu, je suis né après). Je voulais, un jour, me confronter aux morts, à mes morts. Il s’agissait, à partir de la mort d’un enfant, mort insupportable entre toutes, de raconter le deuil d’une famille, la remise en cause de ses certitudes, de ses liens. Chacun risque de perdre son identité, d’être aspiré par ce souvenir, de n’en devenir que l’ombre. Comment échapper sans fuir ? Rester sans être englué ?

Le récit se devait alors de cerner, au plus près, les gestes anodins du quotidien. Pas d’effets de manche, ni de cris ni de lamentations, mais un précipité chimique de la douleur, dans la rapidité que peut offrir le récit, sa façon de décanter le réel, d’en donner l’émotion. Le titre n’est alors pas mon frère, mais le frère. Ce n’était pas mon histoire que je voulais écrire, mais l’histoire d’un deuil.

Dans mon roman, l’épidémie, le point de départ est à l’opposé. Je suis parti d’un communiqué de l’Organisation Mondiale de la Santé du 24 août 2005 qui disait : « La question n’est pas de savoir si une nouvelle catastrophe pandémique peut se produire, mais de savoir quand elle se produira, et avec quelle gravité. » De cette déclaration est né un roman policier où l’on apprend comment l’OMS alimente la peur, comment les grands groupes pharmaceutiques dopent leurs bénéfices grâce aux mesures préventives, comment on teste un vaccin et sur qui. On y apprend aussi comment transformer un tranquille père de famille vaudois en tueur professionnel, se débarrasser du président du conseil d’administration d’une honorable firme helvétique. L’enquête nous emmène en Amérique, en Afrique, en France… Pour écrire ce polar j’ai, d’une part étudié le fonctionnement d’un virus, d’autre part utilisé les notes que j’avais prises lors d’un voyage en famille d’une année autour du monde en 2002-2003.



2 La part testimoniale d’une œuvre doit-elle être exhibée ou dissimulée, est-elle évitable ou inévitable ? Et pour quelle(s) raison(s) ou pour quelle esthétique ?

Elle ne « doit » rien à personne. Tant qu’elle fait de la littérature singulière. Qu’elle résiste à l’enflure du Moi. Et à l’empire du Même, de la série.



3 Y a-t-il selon vous tension entre la mémoire intime et la mémoire collective dans l’acte créatif « à base de vécu » ?

Oui, inévitablement, pour moi, ces deux mémoires se mêlent. Privilégier l’intime, c’est courir le risque de s’atrophier (une œuvre est toujours plus riche que son auteur), privilégier la collective, c’est courir le danger de se dessécher, de livrer un texte désincarné. Dans la tentative de donner forme, il nous semble parfois que la situation nous échappe. Que la parole ne parvient plus à rejoindre la chose, que l’intention s’égare, perd son chemin. Comme si la situation, résistant à sa description, se refermait sur elle-même, se cadenassait à double tour. Peut venir alors la tentation du repli sur soi, de l’intimité, de se calfeutrer dans des « résiduels affectifs » censés ne pas être touchés par le social. Ou, au contraire, peut venir la volonté de s’intégrer en fabriquant un produit conforme à l’esthétique dominante, ce que Satie appelait : composer une « musique d’ameublement » qui ne demande pas une écoute active mais une consommation passive, un bruit de fond.

C’est une question de point de vue aussi. Permettez-moi de citer un passage de mon roman, l’épidémie : « Qu’est-ce qui est vrai ? Ce que nous voyons ? Nos yeux nous disent que le soleil se lève et se couche ! Ce que nous disons ? Le langage, par cette description du jour et de la nuit, corrobore le mensonge de notre regard. Il a bien fallu que quelqu’un fasse abstraction de on « expérience » pour calculer que nous tournons autour du soleil. »



4 Chacun porte avec soi le souvenir de lectures et d’œuvres littéraires. Quelle part cette « mémoire littéraire » occupe-t-elle dans votre propre œuvre ?

C’est la lecture d’auteurs que j’aimais qui m’a donné le désir d’écrire. Ceux qui visent à la hausse, à créer une littérature du dérangement des habitudes, de vie et de lecture, qui ouvrent des possibles. Introduisent un grand Si. Et si, plutôt que de rentrer chez lui après un voyage sans histoires, un homme rencontrait des sirènes, un cyclope, Circé, nous voilà embarqués dans l’Odyssée. Et si une femme, après avoir mangé des tripes, donnait naissance à un enfant et que celui-ci, sitôt né, criait à boire, à boire, à boire ! nous rejoindrions la Renaissance et la culture populaire du moyen-âge, où parodie et rire, en mettant le monde sens dessus dessous, libéraient de la peur.

Inventant des histoires, la littérature peut suggérer qu’il n’y en a pas qu’une possible. Ainsi, pendant un instant, nous aurons perçu un autre horizon.

Je me suis aussi donné la chance de lire en cinq langues (français, anglais, italien, espagnol, allemand). Ce qui permet de ne pas rester prisonnier ni d’une culture ni d’une langue. Les certitudes deviennent opinions. Le monde n’est pas pensé de la même manière.

Et puis, il a fallu apprendre à écrire. J’avais une formation universitaire, je savais décortiquer un texte, en décrire le fonctionnement. Mais lorsque je m’attelais à en écrire un, rien ne jouait. Je me suis mis au travail. J’ai écrit « à la manière » des écrivains qui m’avaient le plus apporté. Peu à peu, j’ai appris leur technique, développé des savoir-écrire, Je n’étais plus entravé par mon manque de pratique, j’avais gagné ma liberté d’inventer la forme qui correspondait à ce que je voulais dire.



5 Dans votre travail d’écriture, quels sont vos supports mémoriels privilégiés, s’il y en a (photographies, peintures, lettres, etc.) et pourquoi ?

Je prends des notes dans des petits carnets noirs que je peux glisser dans une poche de veston. Je note peu de choses. Une inscription, une parole surprise dans la rue, une couleur, une odeur. Ces notations me servent à retrouver un lieu, une ambiance, une émotion..A recréer la mémoire dont j’aurai besoin pour mon écriture en cours.



Claude Darbellay - darbellayclaude@yahoo.fr